Un "chat" sur le luxe et ses griffes

Louboutin v. Amazon

Le chausseur français à la semelle rouge reconnue comme marque de position, Louboutin a, devant les juridictions belge et luxembourgeoise, reproché des actes de contrefaçon à Amazon, la place de marché en ligne.

Rappelons tout d’abord que les places de marché en ligne ou les marketplaces sont des services d’intermédiation commerciale en ligne qui mettent en relation un vendeur et un acheteur. Cette simple mise en relation ne devrait normalement pas donner lieu à une responsabilité lorsque les articles proposés par un vendeur sont des contrefaçons. En l’occurrence, Amazon était également charge du stockage et de l’expédition desdites marchandises. Ces services peuvent-ils pousser le client à confondre l’hébergeur et le vendeur? Peut-on alors considérer que la plateforme Amazon reste un simple hébergeur ou a-t-elle joué un rôle actif dans la vente de produits contrefaits de la marque de Louboutin? 

Les juridictions nationales ont saisi la Cour de Justice de l’Union Européenne de questions préjudicielles relatives à la responsabilité des intermédiaires dans le domaine de la vente en ligne. Dans cette affaire, c’est la notion de d’usage non autorisé de la marque conformément à I’article 9§2 du Règlement 2017/1001 sur la marque de l’Union Européenne qui a été mise en exergue.

La Cour s’est penchée le 22 décembre 2022 (C-141 – 21 et C- 184 -21 Louboutin vs. Amazon) sur la question de savoir si « si l’exploitant d’une place de marché peut être tenu directement responsable de l’atteinte aux droits du titulaire d’une marque, qui résulte d’offres à la vente de produits contrefaisants émanant de vendeurs tiers, du stockage et de l’expédition de ces mêmes produits ».

Credit www.quotecatalog.com. Auteur: Noah Kalina

Pour la CJUE, afin de déterminer la responsabilité d’Amazon, les juridictions nationales devront analyser si « l’utilisateur normalement informé et raisonnablement attentif de son site a l’impression que c’est cet exploitant qui commercialise, en son nom et pour son propre compte, les produits contrefaisants en cause. »

En soi, ce raisonnement n’a rien de nouveau quand l’on se réfère aux décisions passées de la CJUE. Cette approche avait déjà été esquissée dans l’arrêt l’Oréal en 2011. Elle a été entérinée notamment dans l’arrêt Amazon  vs. Coty du 2 avril 2020. Dans ces deux cas, les hébergeurs n’étant pas en charge de l’expédition des marchandises, leur responsabilité n’avait pas été engagée. Une société qui fait de l’entreposage pour un tiers des produits contrefaits sans avoir connaissance de la contrefaçon «  doit être considérée comme ne détenant pas ces produits ».  

En quoi l’expédition des marchandises rendrait-elle plus responsable que leur stockage? D’aucuns diraient que dans les deux cas, Amazon ne reste qu’une passerelle qui effectue ses opérations pour le compte d’un tiers. D’autres encore brandiront le fait que, en tant qu’expéditeur, un  hébergeur peut être assimilé au vendeur dans l’esprit du consommateur. Ce serait donc dans l’œil de l’utilisateur normalement informé et raisonnablement attentif du site que se trouverait le dénouement de cette affaire. Quelle lourde charge? Mais d’abord, qui est-il? Dans l’attente fébrile des traits que retiendront les juridictions nationales pour sa représentation, on peut d’avance imaginer les différents portraits qu’en ferait chaque partie. 

Il ressort de cette décision que les places de marché en ligne doivent méticuleusement veiller à distinguer les marchandises qu’elles commercialisent elles-mêmes de celles vendues par les tiers afin de ne pas être tenues responsables lorsque d’éventuels articles de contrefaçons seront proposés sur leur passerelle.

Par ailleurs, on ne peut s’empêcher de relever qu’elle semble interminable la liste des challenges auxquels les marketplaces confrontent la distribution sélective. L’on reconnaît volontiers que la spécificité de ce secteur induit un contrôle des canaux de distribution. Par exemple, dans une affaire Coty du du 6 décembre 2017 la Cour de Justice de l’Union Européenne se penchait sur la licéité de la clause par laquelle un fournisseur de produits de luxe interdit à ses distributeurs agréés de vendre ses produits sur des plateformes en ligne. De leur côté, les marques du luxe ont été peut-être hésitantes à définir une stratégie pour sortir du périmètre géographique délimité et convenu dans lequel il aime à cantonner leurs distributeurs. Et pour cause, le WorldWideWeb faisait peur. Pour l’univers du luxe, la toile reste une étendue dure à dompter, à cloisonner, à encoder. Mais voilà, alors que les marques de luxe réfléchissaient à la meilleure approche de commerce électronique, leurs produits ou les contrefaçons qui en étaient faites avaient déjà envahi la toile, faisant fi de l’image et des codes qui leurs sont chers.

chaussure à semelle de cuir rouge, Ch. Louboutin – Arroser – Wikimedia Creative Commons.

Concernant précisément Louboutin, en 2018, combien de sites internet frauduleux en ligne vendaient des chaussures contrefaites en se présentant comme sites officiels de la marque alors même que la marque de luxe martelait qu’elle n’avait pas encore intégré la distribution en ligne. Il y a de quoi voir rouge quand on évalue le manque à gagner et l’atteinte à l’image de la marque. Et c’est naturellement que des actions sont mises en place contre ces contrefacteurs. Les sites de vente directe sont par exemple bloqués. Mais lorsque la commercialisation de ces produits est faite sur des plateformes bien assises, il est difficile d’imaginer combattre le contrefacteur sans l’aide active de ces places de marché en ligne. Au-delà de cette action en contrefaçon contre Amazon, il est flagrant qu’en général les marques de luxe cherchent une responsabilisation des marketplaces et un moyen d’en faire leurs alliés dans leur lutte contre la contrefaçon, de gré ou de force.

Souvenez-vous de ce vieux bras de fer entre eBay et LVMH sur lequel la cour d’appel de Paris avait confirmé la responsabilité d’eBay pour avoir participé à la vente de produits de contrefaçon ainsi que de produits réservés à la distribution sélective. 5,7 millions d’euros devaient alors être payés par eBay. La cour cassation dans un arrêt du 3 mai 2012, tout en contestant la compétence des juridictions inférieures concernant eBay U.S., avait validé le raisonnement selon lequel eBay ne serait pas qu’un simple hébergeur. Cette bataille juridique sans merci n’a pu prendre fin qu’en 2014, lorsque les deux groupes ont conclu un accord aux clauses secrètes pour protéger les droits de propriété intellectuelle et combattre la vente de contrefaçons en ligne. 

Un engagement effectif des passerelles de vente contre les produits contrefaits serait un atout considérable dans la lutte contre la contrefaçon. Comment l’obtenir? Si les juridictions nationales venaient à engager la responsabilité d’Amazon, une telle décision ne ferait pas pour autant des plateformes des alliées des marques contre les vendeurs contrefacteurs. Au mieux, les plateformes se trouveraient contraintes d’opérer une meilleure distinction entre leurs propres produits et les produits vendus par des tiers. 

Mood Music: It wasn’t me (2000) - Shaggy.

Auteure, rédactrice